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N°106 L’Union européenne est-elle "partie penchée" (voir note ***) ?
___« Des élites européennes incapables de se projeter dans l’histoire ? »

dimanche 19 août 2018.
Les faiblesses de l’Europe disséquées par les philosophes et plus par les seuls économistes.

Les émissions de débats qu’anime Brice COUTURIER, essayiste, journaliste chroniqueur à France Culture, sont toujours passionnantes et décapantes. Le journaliste est en effet réputé pour son franc-parler.

Dans l’article du site wikipedia qui lui est dédié on lui prête des propos peu amènes sur les journalistes et les universitaires : face à l’islamisme et d’une manière globale « les journalistes ne savent rien, ce sont des idéologues fous, ils sont piteux, ils sont miséreux ». Il critique également les universitaires qu’il qualifie de « bien pensants » : « ces idéologues de petit calibre, cooptés par leurs camarades de l’Université » et qui, selon lui sont « arrogants », « incultes » et « méprisent les faits, les chiffres, la réalité ».

En novembre 2017, dans une interview il déclarait : « Nous avons longtemps été gouvernés par des Énarques, souvent très compétents, mais qui n’ont pas de vision historique, pas d’ancrage philosophique et qui sont incapables de se projeter dans l’histoire. »

La série qu’il a intitulée « Avoir raison avec » lui a permis et lui permet encore de revisiter l’œuvre des grands intellectuels engagés, contemporains de Raymond ARON.

Cette semaine, interviewé dans Le Figaro, il revient sur la série d’émissions qu’il avait consacrée à Georges ORWELL. Pour les passionnés de philosophie politique et d’histoire ses propos sont particulièrement intéressants. C’est pourquoi nous reproduisons ci-dessous l’intégralité de l’échange de Brice COUTURIER avec Alexandre DEVECCHIO.

Note concernant le sur-titre de l’article « partie penchée » *** : Après la Guerre, s’exprimant sur les problèmes de l’indépendance algérienne, le commandant AZZEDINE commenta avec ironie : « Vous savez, chez nous [en Kabylie] il y a une histoire. Dans un village, des gens partent sur des chevaux. La femme voit son fils partir. Quelque temps après, des gens reviennent lui dire : il est tombé. Elle leur répond : il est déjà parti penché. L’indépendance elle aussi était penchée, elle était mal partie. »

LE FIGARO MAGAZINE. - L’année dernière, sur France Culture, vous avez consacré une série d’émissions à George ORWELL…

Brice COUTURIER. - Oui, et cette année, en juillet, une semaine d’émissions consacrées à Emmanuel BERL. Et l’été précédent, à Raymond ARON. J’avais intitulé cette série « Avoir raison avec Raymond ARON », pour me moquer des imbéciles qui, il y a cinquante ans, prétendaient qu’il valait « mieux avoir tort avec Sartre que raison avec ARON »… Notre directrice a aimé ce titre. Et, depuis deux ans, sur la grille d’été de France Culture, chaque semaine est consacrée à un penseur avec pour titre générique « Avoir raison avec ». Notez : avoir raison avec BERL, ça sonne bizarrement. Le cher Emmanuel a passé sa vie à se contredire, au point de théoriser cette absence de continuité dans sa pensée.

Avec ORWELL, cela fonctionne beaucoup mieux : oui, ORWELL a eu raison. Constamment. Et ce qui me le rend particulièrement cher, c’est qu’il a eu souvent raison contre tout le monde et tout seul. Il a affronté les trois monstres de son temps - l’impérialisme britannique, le fascisme et le communisme. Mais sans jamais pactiser avec l’un d’entre eux pour mieux en combattre un autre. Comme l’ont fait presque tous les autres intellectuels de son temps….

Qu’est-ce qui vous a passionné chez cet auteur britannique ?

Cette première caractéristique d’ORWELL : il croit que la vérité existe et qu’on peut la trouver. Or, la doxa de son temps était instrumentale, comme celle du nôtre est relativiste. Les « intellectuels engagés » enseignaient qu’on devait mentir - par exemple sur les camps de concentration soviétique - pour une bonne cause. « Ne pas désespérer Billancourt », comme disait SARTRE qui critiquait le rapport KROUCHTCHEV : en révélant les crimes de STALINE, on affaiblissait l’appétit des ouvriers français pour le communisme. Nos intellectuels enseignent à présent que « chacun a sa vérité » et que la plus légitime est celle qui sert le mieux les « dominés ». ORWELL écrit qu’il est « effrayé par le sentiment que la notion même de vérité objective est en train de disparaître de notre monde ». Pour lui, la mission d’un écrivain est de trouver les mots justes pour décrire la vérité. Même - et surtout - si elle risque de jeter le trouble dans son propre camp…

Quand et comment l’avez-vous découvert ?

Comme la plupart des intellectuels de ma génération, j’ai découvert ORWELL très tôt, au lycée, en lisant 1984. C’était le genre de livre qu’on lisait en terminale, comme Le Zéro et l’Infini d’Arthur KOESTLER. C’est beaucoup plus tard que j’ai découvert La Ferme des animaux, fable politique hilarante dans le goût de SWIFT. Et aujourd’hui, ce que je préfère, ce sont ses essais.

La Corée du Nord, avec son « cher leader » dont on doit obligatoirement porter la tronche en badge sous peine de mourir de faim en camp de concentration, est une incarnation presque parfaite du cauchemar totalitaire décrit dans 1984 …

On constate aujourd’hui un renouveau de l’intérêt pour ORWELL. En quoi son œuvre fait-elle écho à notre époque ? Le « nouveau monde » a-t-il quelque chose d’Orwellien ?

Oh, vous savez ORWELL, on le « redécouvre » constamment. Depuis sa mort de la tuberculose, en 1950, à 46 ans, deux ou trois générations ont lu ORWELL. Chacune y trouvant matière à réfléchir à ce qu’elle avait sous les yeux. Dans les années 1970-1980, on lisait beaucoup ORWELL dans une optique« antitotalitaire ». Les régimes communistes, qui ne s’y trompaient pas, l’avaient mis à l’Index. Aujourd’hui, le cauchemar totalitaire a changé de visage. Sa nouvelle mouture est probablement en train de voir le jour en Chine, avec la surveillance individualisée de toute une population et sa notation, grâce aux moyens nouveaux fournis par l’intelligence artificielle. La Stasi en Allemagne de l’Est, à côté, c’était de la petite bière… Sinon, la Corée du Nord, avec son « cher leader » dont on doit obligatoirement porter la tronche en badge sous peine de mourir de faim en camp de concentration, est une incarnation presque parfaite du cauchemar totalitaire décrit dans 1984.

Chez nous, en Occident, il y a cette manière de répéter des slogans creux tous en chœur avec bonne conscience et de faire la chasse aux pensées dissidentes, qui rappelle les séances de haine collective de 1984. Quant à la bêtise de masse, cette naïveté qui consiste à renforcer constamment les pouvoirs de l’État dans l’espoir illusoire de « lutter contre les inégalités », elle a été merveilleusement décrite dans La Ferme des animaux.

Son héritage est disputé par la gauche et par la droite, par les libéraux et par les conservateurs. Comment l’expliquez-vous ?

« Par conviction personnelle, je suis résolument “de gauche” », écrit-il dans une Note autobiographique de 1940. Et il l’a prouvé. Pendant la guerre d’Espagne, il a combattu contre le fascisme dans les rangs du POUM en 1937. Gravement blessé, il a échappé de justesse à la purge lancée par les communistes contre les trotskistes et les anarchistes à Barcelone. A cette époque, des dirigeants du POUM comme Andrés NIN ont été torturés à mort par les agents de STALINE. ORWELL et sa femme étaient recherchés comme « trotskistes ». Ils ont fui via la France. En rentrant en Angleterre, il a décrit ce qu’il avait vu en Catalogne, dénonçant les mensonges de la presse bien intentionnée envers les Républicains.

« J’ai lu le récit de grandes batailles là où il n’y avait eu aucun combat, puis pas une ligne quand des centaines d’hommes avaient été tués. J’ai vu des soldats qui avaient bravement combattu dénoncés comme traîtres et lâches et d’autres, qui n’avaient pas essuyé un coup de feu, salués comme des héros de victoires purement imaginaires, tandis que les journaux de Londres reprenaient à leur compte ces mensonges et que des intellectuels zélés y allaient de leur battage émotionnel sur des événements qui n’avaient jamais eu lieu. »

« ORWELL est un homme de gauche que déteste une bonne partie de la gauche et que chérit une certaine partie de la droite »

Cela lui a valu la haine d’une grande partie de la gauche intellectuelle. Ces gens-là prétendaient que dire la vérité sur les méthodes communistes dans la conduite de cette guerre ne pouvait qu’affaiblir le camp antifasciste. Toujours la même logique : ne pas désespérer Billancourt… ou Londres et Manchester. Ensuite, il a adhéré à un petit parti de gauche dissident, l’Independant Labour Party. Mais ce socialiste était très méfiant envers toute forme d’étatisation, de planification de l’économie. C’est un socialiste libéral et anti-autoritaire, qui mise non pas sur le désir de revanche du prolétariat pour « faire la révolution », mais sur le bon sens et la décence morale des petites gens, leur patriotisme aussi face à l’Allemagne hitlérienne.

Dans ses causeries sur le service indien de la BBC, destinées en théorie à mobiliser les colonies de l’Empire dans la lutte contre l’Allemagne, il prêchait l’indépendance. Mais, à la différence des militants anticolonialistes de son temps, il ne romantisait pas les peuples colonisés. ORWELL ne croit pas à la vertu naturelle du dominé. Il me rappelle beaucoup CAMUS. C’est un homme de gauche que déteste une bonne partie de la gauche et que chérit une certaine partie de la droite.

Dépasse-t-il les clivages traditionnels ou est-ce justement lié à notre époque où ceux-ci sont brouillés ?

Si l’on accepte l’idée que l’ancien clivage droite-gauche a été récemment remplacé par un autre opposant des démocrates populistes et souverainistes à des libéraux appuyant des transferts de souveraineté à des agences internationales telles que l’UE, je suis bien obligé de reconnaître qu’ORWELL aurait davantage en commun avec le « peuple de quelque part » qu’avec « les gens de n’importe où », pour reprendre les expressions de David GOODHART. Mais il est toujours risqué de faire parler les morts. Ils ne sont pas en mesure de nous contredire.

« Chacun tire ORWELL du côté qui lui convient. Il y a même des cas de détournement par une partie de la jeune droite actuelle » Partagez-vous la définition de Jean-Claude MICHÉA, qui voit en lui un anarchiste conservateur ?

Chacun tire ORWELL du côté qui lui convient. Il y a même des cas de détournement par une partie de la jeune droite actuelle. Mais ce n’est pas ainsi que je qualifierais la lecture d’ORWELL par MICHÉA. MICHÉA est un cas étrange. C’est notre penseur antilibéral le plus cohérent et le plus radical, puisqu’il s’attaque carrément à la philosophie des Lumières. C’est un homme de gauche qui s’en prend à tout ce qui, dans la gauche, tend à déraciner et à détruire les communautés au nom du progrès et de l’émancipation de l’individu.

Il prend dans ORWELL ce qui l’arrange : la common decency des gens ordinaires comme point de départ nécessaire d’une politique socialiste « décente ». Les traditions culturelles particulières comme condition nécessaire à un idéal universaliste. Comme ORWELL, c’est un angoissé des « tables rases » et des « hommes nouveaux ».

Vous-même vous vous définissez comme libéral. ORWELL, qui se définissait comme socialiste, peut-il vraiment être classé dans le camp libéral ? Ne s’agit-il pas d’un détournement politique ?

« Mon ORWELL » à moi, c’est celui de Christopher HITCHENS et celui des dissidents d’Europe centrale. Pour « HITCH » (mon modèle en matière de journalisme culturel), la supériorité d’ORWELL tient surtout à la confiance qu’il manifeste dans le langage, la littérature, pour atteindre et dire la vérité. Dans Why ORWELL Matters, il écrit qu’ORWELL tenait le langage commun, mutuellement accepté, pour une condition du débat démocratique.

« Pour ORWELL, ce dont nous avons besoin, c’est d’une parole qui pense ce qu’elle dit et qui peut être soumise à réfutation dans ses propres termes. Cela sera très souvent le cas d’un vieux discours, organiquement relié aux anciennes vérités, telles qu’elles sont préservées et transmises par la littérature. » Pour « HITCH », c’est la meilleure réponse à donner à tous les « déconstructivistes » qui tiennent le langage en suspicion, ou le considèrent carrément comme « fasciste ». Comme « HITCH », ORWELL était un libéral de gauche, proche d’une forme de conservatisme sur le plan culturel. Je m’y retrouve assez bien…

« ORWELL n’était pas Orwellien. Au contraire »

Quelles sont les œuvres d’ORWELL qui vous ont particulièrement marqué, notamment parmi ses essais ?

Je recommande vivement Le Lion et la Licorne. Socialisme et génie anglais, un texte de 1941 qui figure dans le volume Dans le ventre de la baleine et autres essais (Editions Ivrea). C’est une attaque en règle contre le cynisme et l’aveuglement des intellectuels face aux enjeux de la guerre, la persistance dans leurs rangs d’un pacifisme délirant, doublé d’une analyse extrême pertinente du caractère révolutionnaire du nazisme. Tant d’imbéciles voulaient y voir un « retour au Moyen Age », afin de sauvegarder, au profit de la gauche seule, le concept de révolution…

Si vous pouviez le rencontrer, qu’aimeriez-vous lui dire ?

« Cher Eric Arthur BLAIR (c’était son vrai nom), comment prenez-vous le fait que votre nom de plume, comme ceux de KAFKA, de BALZAC et de DOSTOÏEVSKI, ait donné naissance à un adjectif ? Et comment prenez-vous le fait que cet adjectif, Orwellien, ait fini par désigner, non pas la résistance aux régimes totalitaires, mais la nature même de ces régimes ? » Franchement, c’est une énorme injustice historique. ORWELL n’était pas Orwellien. Au contraire.


Son extrait préféré :

« Dans une société où il n’y a pas de loi, et en théorie pas de contrainte, c’est l’opinion publique qui dicte les comportements. Mais la tendance au conformisme des animaux grégaires est si forte qu’elle rend l’opinion publique beaucoup moins tolérante que n’importe quel code légal. Lorsque les êtres humains sont gouvernés par des interdits, l’individu conserve une certaine marge d’excentricité ; lorsqu’ils sont gouvernés par “l’amour” ou “la raison”, il est continuellement soumis à des pressions visant à le faire agir et penser exactement comme tous les autres. »

De « Politique contre littérature », in « Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais » (Ivrea/Editions de l’Encyclopédie des nuisances, 2005).

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COMMENTAIRES

[ Le 20 août, 8 H15, J. M., Penmarc’h] : Eh oui !

[ Le 20 août, 11 H00, B-M. R-D., Saint Florent sur Auzonnet] : Trop contente qu’on apprécie Couturier jusqu’à ICEO. Un des seuls en qui j’ai totalement confiance.



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