CHRONIQUE - Le football, phénomène mondial, décrypté par deux philosophes, nostalgiques d’un temps où c’était encore un jeu : Robert REDEKER et Jean-Claude MICHÉA

Une génération qui a connu le football d’avant le football, le football d’avant l’arrêt Bosman (en 1995, la Cour de justice des communautés européennes interdit la limitation du nombre de joueurs étrangers dans les clubs au nom du principe de libre marché) ; le football d’avant le mercato, le football d’avant les joueurs transformés en stars du show-business, joueurs nomades qui passent d’un club à l’autre, allant au plus offrant, comme dans un marché aux bestiaux, bestiaux couverts d’or, de mannequins et de Ferrari, bestiaux aux corps trafiqués par la chimie, corps mutants, bestiaux adulés qui ont pris la place des vrais héros, de Bayard à du Guesclin, que l’école a cessé d’apprendre à nos successeurs. Comme par hasard… Pour paraphraser Talleyrand, on pourrait dire que celui qui n’a pas connu le football d’avant l’arrêt Bosman n’a pas connu la douceur de vivre. La douceur de jouer. La douceur de vibrer, de s’identifier, de trembler, de pleurer pour un match de football.
« Comme Disney (l’a fait) avec les contes d’Andersen et de Perrault, la Coupe du monde transforme en logos inoffensifs les témoins de l’histoire que sont les drapeaux, les hymnes, les nations »
Nostalgie de « vieux cons », diront en chœur les jeunes ignorants et les commentateurs de football à la télévision. Mais rarement complainte de « vieux con » aura été aussi étayée. Nos deux auteurs ajustent la grille de lecture marxiste au football. « Le football et le capital ont fusionné, devenant le monde », explique REDEKER. « L’amour du maillot » a été vendu aux marques commerciales ; les stades de football sont devenus des centres commerciaux. « Comme Disney (l’a fait) avec les contes d’Andersen et de Perrault, la Coupe du monde transforme en logos inoffensifs les témoins de l’histoire que sont les drapeaux, les hymnes, les nations. » Le football est le produit phare des industries du divertissement ; mais il est bien plus que cela. Il est à notre époque ce qu’était la politique à l’ère moderne et la religion au Moyen Âge : « l’imaginaire central de la modernité ». Voir Ronaldo marquer un but et offrir sa joie ostentatoire au public, et surtout aux caméras de télévision, c’est voir l’âme du monde en crampons. Ce post-football, comme dit REDEKER, cette lutte darwinienne pour la vie, de « pousse-toi que je m’y mette », de narcissisme, n’a plus grand-chose à voir avec le football, ce mélange de jeu et de sport, de gratuité et de compétition, de solidarité et de dépassement de soi. Dans le post-football d’aujourd’hui, perdre n’est plus une option, les enjeux financiers sont trop grands ; le sport traque le jeu ; le « collectif » est vanté pour mieux mettre en valeur l’individu . « Tout match se déplie en deux matchs : celui contre les adversaires, et celui contre les partenaires. » REDEKER conclut : « Le football est devenu un sport individuel. »
Éditions du Rocher, 210 p., 18,90 €.
MICHÉA ajoute comme Dupont après Dupond : je dirais même plus, il est redevenu un sport individuel. MICHÉA nous conte une histoire du football engloutie par la table rase du « football business ». Au commencement, le football est un sport d’aristocrates anglais, qui fixent des règles aux anciens jeux de village, mais qui cherchent l’exploit individuel et rechignent à passer le ballon à leurs partenaires. Puis, à la fin du XIXe siècle, les ouvriers s’en emparent et, sous la houlette des entraîneurs écossais, le transforment en un jeu collectif où la passe est reine. Le dribbling game devient passing game. La victoire en 1883 des ouvriers écossais sur les aristocrates anglais en finale de la Coupe d’Angleterre inaugure le football moderne, celui du XXe siècle. Le football devient alors la « religion laïque du prolétariat », selon l’historien britannique Eric Hobsbawm. MICHÉA fait la généalogie de ces équipes qui portèrent au firmament ce jeu collectif et solidaire, « ce jeu socialiste », s’amuse-t-il : l’Autriche des années 1930, la Hongrie des années 1950, l’Ajax d’Amsterdam des années 1970, le Barcelone des années 1990. La victoire de la Hongrie sur l’Angleterre, dans son stade mythique de Wembley, en 1953, marque le début d’une ère bénie, dont les demi-dieux eurent pour nom Di Stefano, Puskas, Kopa, Pelé, Garrincha, Cruyff, Beckenbauer, Platini, Blokhine, Maradona. Ce jeu dont Bill Shankly, entraîneur écossais de Liverpool entre 1959 et 1974, disait : « Il y a des gens qui croient que le football est une question de vie ou de mort. Cette attitude me déçoit. En réalité, le football est beaucoup plus important que cela. » L’apothéose fut atteinte lors de la Coupe du monde de football de 1970 gagnée par le Brésil de Pelé.
Éd. Climats, nouvelle édition, 169 p., 15 €.
On peut, sans chauvinisme aucun, considérer que la défaite de la France de Platini, à Séville, en 1982, face à l’Allemagne a marqué la fin symbolique de cette parenthèse enchantée. Ce soir-là, le foot d’avant dut s’incliner devant le foot d’après, gangréné par le dopage, la corruption, la violence. Cela ne signifie nullement que depuis lors il n’y a plus de beaux matchs ni de grands joueurs : Zidane, Messi, Ronaldo, etc. ne sont pas inférieurs à leurs glorieux devanciers ; ils ont même des qualités physiques et techniques exceptionnelles ; mais ils n’évoluent plus dans le même univers mental, technologique, économique. On dirait même philosophique. L’auteur sud-américain Eduardo Galeano, tant aimé par Jean-Claude MICHÉA, le résume mieux que personne : « L’histoire du football est un voyage triste, du plaisir au devoir. À mesure que le sport s’est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer. En ce monde de fin de siècle, le football professionnel condamne ce qui est inutile, et est inutile ce qui n’est pas rentable. Il ne permet à personne cette folie qui pousse l’homme à redevenir enfant un instant, en jouant comme un enfant joue avec un ballon de baudruche et comme un chat avec une pelote de laine. »
On est désolé, mais le football aussi, c’était mieux avant.
o0O0o
o0O0o
COMMENTAIRES
[ Le 24 mai, 14H30 G. L. Montpellier ] :
L’arrêt Bosman (en 1995, non limitation du nombre de joueurs étrangers dans les clubs au nom du principe de libre marché) devrait être modifié. Il n’est pas pour rien dans les poussées racistes dans certains stades.